Manifeste 2014 » Texts http://manifeste2014.ircam.fr festival 11 juin - 10 juillet Thu, 05 Feb 2015 09:54:34 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=4.3.1 Relevé (provisoire) des transgressions de ManiFeste http://manifeste2014.ircam.fr/text/releve-provisoire-des-transgressions-de-manifeste/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/releve-provisoire-des-transgressions-de-manifeste/#comments Thu, 10 Jul 2014 10:23:20 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=2094 Transgresser, écrivait Frank Madlener dans son éditorial, c’est affirmer simultanément la limite et son effraction, la finitude et l’excès, la loi et le désir. Alors que ManiFeste touche à sa dernière semaine, la tentation est grande de jeter un regard rétrospectif sur tous les moments d’inconfort et d’excès que le festival n’a pas manqué d’offrir, en plus de ses belles réussites musicales.

Voici donc un relevé (provisoire) de transgressions vues et entendues au cours de cette édition riche en surprises.

La transgression la plus évidente d’abord :

ManiFeste a donné à entendre, notamment dans sa première semaine, de nombreuses soirées où la musique brillait par sa relative absence. Qu’il s’agisse de Stanislas Nordey « performant » Joyeux animaux de la misère de Guyotat ou de l’installation de David Christoffel autour de la voix de Foucault, la musique formait la part congrue d’une soirée censée appartenir à un festival de création musicale.

Dans Un temps bis, Aperghis apporte pourtant la plus stimulante réponse à cette nouvelle manière d’écouter de la musique, puisque le compositeur se veut ici ni metteur en scène ni interprète mais concepteur d’un spectacle qui mêle extraits de musiques (dont la sienne) à des textes de Beckett. Grâce à l’engagement de deux interprètes inspirées, l’altiste Geneviève Strosser et la comédienne Valérie Dréville, théâtre et littérature s’hybrident pour former un espace poreux profondément musical.

Un exemple de transgression ratée :

La mise en musique de L’Aurore de Murnau par Helmut Oehring. Bien sûr, le compositeur allemand « s’attaque » à un chef d’œuvre du cinéma muet pour en faire un long cauchemar obsessionnel. Mais quelle subversion y-a-t-il à défigurer un film bouleversant de 1927 pour en outre, s’en attribuer le génie, en dépit de son travail bâclé sur la bande son ? Jamais, à notre sens, Oehring, n’aura trouvé la bonne distance par rapport à des images riches d’une vie silencieuse.

La transgression des publics :

Il était clair que le public venu pour la performance Fundamental Forces de Robert Henke n’était pas le public traditionnel des concerts de l’Ircam. Nul doute que ce somptueux spectacle électro et vidéos 3D (n’oublions pas non plus la Journée Portes Ouvertes du 14 juin) ait essaimé auprès d’un public passionné de musiques expérimentales pour qui la musique dite contemporaine reste encore un mot réservé aux savants.

ManiFeste-2014

ManiFeste-2014

Un exemple de transgression de « propriété » artistique :

Dans Quid sit musicus ?, Philippe Leroux cite in entenso plusieurs chansons de Guillaume de Machaut, sans que l’adjonction d’un matériel vieux de six siècles ne rompe le processus de l’œuvre. Le résultat, ludique et réellement subversif, propose une somptueuse réflexion sur la création musicale par-delà les siècles.

Les transgressions de Raphaël Cendo :

Autre arpenteur d’inouï, Raphaël Cendo déverse dans Foris pour violoncelle et électronique un incroyable charivari sonore digne d’une attraction de parc de loisirs. Toutefois, en proposant un discours musical constamment imprévisible et ambigü, le compositeur français réussit à subvertir nos codes d’écoutes et nos instincts immédiats. Preuve de la complexité de l’expérience, un spectateur aperçu dans la salle se bouchait les oreilles durant la dizaine de minutes de l’œuvre, avant d’applaudir à tout rompre des deux mains au moment des saluts. Encore une fois, instrument, électronique, public et partition formaient une hydre à plusieurs têtes quasiment indissociables.

In fine, la transgression de la figure du compositeur :

Post-scriptum du spectacle Quid sit musicus ? de Leroux, la création d’Out at S.E.A offrait hier le rare produit d’un travail collaboratif initié en 2013 par le compositeur et chef d’orchestre Peter Eötvös. D’aucuns se souviennent sans doute du singulier Aiglon d’Honegger/Ibert, ou des grands opéras collectifs de l’époque baroque.

C’est peut-être ce qui frappe le plus pour cette édition 2014 de ManiFeste. Agrandissement du champ d’action au-delà du strict domaine sonore du compositeur (cf. Un temps bis), prédilection pour les compositeurs/chefs d’orchestre/interprètes (Eötvös, Benjamin…), recyclages d’œuvres anciennes et fantasmes d’œuvre collective , ateliers tous azimuts pour placer le compositeur aux prises avec les autres arts de la scène, ManiFeste aura tenté avec une violence exceptionnelle de redéfinir la figure romantique du compositeur à l’heure des réseaux numériques.

Michel Foucault, l’une des vedettes de l’édition 2014, évoquait le changement radical d’épistémè, qu’opérait notre époque par rapport à la manière de voir le monde léguée par la révolution industrielle. Plus que jamais, le festival ManiFeste se sera montré fidèle à l’esprit de révolte du philosophe français, afin de cerner au plus près les métamorphoses du bel aujourd’hui.

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Le violoncelliste Arne Deforce au 104 http://manifeste2014.ircam.fr/text/le-violoncelliste-arne-deforce-au-104/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/le-violoncelliste-arne-deforce-au-104/#comments Fri, 04 Jul 2014 11:39:56 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=2084 Il est des concerts où la lecture du programme peut annoncer le pire comme le meilleur. Trop de pièces au programme, et c’est l’assurance d’ennuyer copieusement l’ami(e) qui a gentiment accepté de vous accompagner au concert. Trop de compositeurs aux esthétiques similaires, et c’est la certitude de dégoûter à jamais ce même ami de la musique dite contemporaine. Or le miracle de ce concert a été non seulement de proposer sept œuvres aux esthétiques très différentes mais d’offrir également un programme qu’on aurait envie de partager avec tous les curieux qui rêvent de découvrir un jour la musique d’aujourd’hui dans ce qu’elle a de meilleur.

Sept pièces au programme donc, comme l’ordonnancement d’un dîner dans un grand restaurant étoilé, avec un déluge de saveurs tour à tour délicates ou corsées.

Premières notes et premier choc : Aroura pour onze cordes de Xenakis commence par un gigantesque glissandi fidèle à la manière furieuse du compositeur grec. Relativement modeste dans son propos, cette pièce d’une dizaine de minutes éblouit par sa texture sonore incandescente et ses accélérations marbrées formidablement rendues par l’Ensemble de cordes du Conservatoire national supérieur de Paris dirigé par son directeur Bruno Mantovani.

Seconde pièce au programme et le concert conserve son intensité avec une deuxième pièce de Xenakis. Ecrit pour le concours Rostropovitch, Kottos (de 1977) allie en effet clarté formelle et efficacité émotionnelle. Cette pièce ressemblerait d’ailleurs volontiers à une Suite de Bach, qui aurait vécu dans les Balkans et se serait gorgé de raki ou d’ouzo pour créer des épisodes saturés d’une folle virtuosité. Maître d’œuvre de la pièce, le violoncelliste Arne Deforce se déjoue de tous les redoutables jeux en doubles, triples voire quadruples cordes imposées à son archet, notamment dans un mouvement central obsessionnel d’une redoutable difficulté, avec une sérénité rayonnante. Deforce tranquille en somme.

Arne Deforce

Arne Deforce

Viennent ensuite les deux plats de résistance de la soirée, aux « goûts » diamétralement opposés. D’un côté, Foris de Raphaël Cendo. Un coup de tonnerre que le langage familier actuel désignerait par le terme trivial de « claque ». De l’autre, Viola Viola de George Benjamin à la « sauce » beaucoup moins épicée mais dont le raffinement ne dissimule pas une similaire explosion de couleurs.

Foris de Cendo ne se pose pas en effet la question du « bon goût » ou de la demi-mesure. L’hallucinante partie électronique (réalisée par Max Bruckhert) agence des forces contraires d’une force tellurique exponentielle, alors même que la partie instrumentale triture son instrument solo (toujours le grand Arne Deforce) avec une malice transgressive. Peu de clins d’œil au passé si ce n’est à la musique concrète instrumentale d’Helmut Lachenmann pour créer un grand violoncelle moderne et mondialisé, qui accumule une densité d’informations sonores telle que l’auditeur est partagé entre plaisir enfantin et vertige angoissé devant la sauvagerie des sonorités déchainées. Le tout crée un des plus forts ébranlements psychiques et musicaux qu’il nous ait été donné d’entendre depuis longtemps.

Après une telle commotion sonore, peu auraient donné cher de la peau de la pièce suivante. Or, là où Cendo pouvait tuer le concert, George Benjamin le magnifie encore : Viola Viola imagine un puissant duo lyrique où deux altistes (Thien-Bao Pham-Vu et Vladimir Percevic) s’ignorent, se disputent puis apprennent à communiquer l’un avec l’autre à la manière d’une courte scène d’opéra. On y retrouve tout le talent du compositeur anglais à créer plusieurs couches de musiques simultanées à la manière d’un palimpseste et à dessiner un paysage musical d’une vaste étendue musicale avec des jeux d’espace extrêmement construits. Ici encore, le geste musical prime, les instruments apparaissant comme le prolongement fidèle du corps des musiciens.

Passons plus rapidement sur les trois dernières œuvres au programme, Figura IV de Matthias Pintscher d’une belle écriture pointilliste, Embellie de Xenakis, peut-être la seule déception de la soirée et l’émouvant Upon Silence de George Benjamin qui agit comme le dessert d’un repas pantagruélique pour revenir sur l’impression du concert dans son entier. Répétons-le encore une fois : le concert d’Arne Deforce et de l’ensemble à cordes du Conservatoire de Paris avait de quoi nourrir les appétits musicaux des plus divers. On en sortait avec l’envie de claironner aux passants qui rôdaient aux alentours du CentQuatre que non, la musique contemporaine n’est pas seulement cérébrale, abstraite et intellectuelle comme on l’affuble parfois ; elle est aussi tout ce qu’on ne dit pas assez sur elle : à la fois intense et délicate, immersive et théâtrale, poétique et sexy. Un grand bravo à Arne Deforce et aux musiciens du Conservatoire de Paris !

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7 X 3 raisons d’aimer Quid sit musicus ? http://manifeste2014.ircam.fr/text/7-x-3-raisons-daimer-quid-sit-musicus/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/7-x-3-raisons-daimer-quid-sit-musicus/#comments Tue, 24 Jun 2014 14:00:47 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=1996 Quid sit Musicus ? de Philippe Leroux était l'un des grands événements de ManiFeste. Sur près d'une heure, l'œuvre déploie, pour reprendre l'expression du compositeur, un somptueux "pinceau à trois brins" qui entrelace différents matériaux musicaux pour livrer une œuvre en 21 séquences d'une hétérogénéité et d'une cohérence inouïes. De quoi donner envie d'établir sept triples raisons pour expliquer la merveilleuse réussite de la pièce.]]> Quid sit Musicus ? de Philippe Leroux était l’un des grands événements de ManiFeste. Sur près d’une heure, l’œuvre déploie, pour reprendre l’expression du compositeur, un somptueux « pinceau à trois brins » qui entrelace différents matériaux musicaux pour livrer une œuvre en 21 séquences d’une hétérogénéité et d’une cohérence inouïes. De quoi donner envie d’établir sept triples raisons pour expliquer la merveilleuse réussite de la pièce.

1a. Parce que Quid sit Musicus ? est d’une inventivité sans égale dans le traitement des outils technologiques d’aujourd’hui.

1b. Quid sit Musicus ? mélange en effet (et c’est la surprise de la soirée) un scribe numérique qui réécrit en direct une partition médiévale avec un stylo bluetooth sur un écran placé au-dessus de la scène, des vidéos (qu’on dirait tout droit sortis de l’écran brouillé du Canal Plus des années 90 !) captant en direct le visage des chanteurs en train de chanter, ainsi que des transformations électroniques de la voix en temps réel souvent surprenantes.

Extrait de la série Images d'une oeuvre n°18 : Quid Sit Musicus ?

Extrait de la série Images d’une oeuvre n°18 : Quid Sit Musicus ?

1c. De la sorte, Leroux  reproduit l’illusion d’une musique dont la composition serait simultanée à son interprétation.

2a. Parce que Philippe Leroux réussit à imbriquer parfaitement sa propre musique à celle d’un autre compositeur, en l’occurrence Guillaume De Machaut, son ainé de près de six cents ans.

2b. Quid sit musicus ? tresse des rapports complexes avec quatre pièces médiévales de Machaut chantées in extenso au cours du cycle. Ceux que la musique ancienne fait périr d’ennui sont ainsi choyés, car à chacune de ses apparitions, la musique de Machaut jaillit dans sa pureté originelle grâce à l’environnement sonore créé par Leroux.

2c. Plus encore, Leroux réussit à engager une réflexion fertile avec le passé. D’ordinaire, quand un compositeur contemporain (et les exemples abondent dans sa génération) cite ou se sert du matériel musical d’une oeuvre ancienne, son langage stigmatise malgré lui une perte irrémédiable d’expressivité ou dessine contre son gré le territoire nostalgique d’une époque où la musique possédait encore les moyens d’une éloquence radieuse. Avec Leroux, la musique d’aujourd’hui possède la même joie d’entendre et de faire entendre.

3a. Parce que la démarche du compositeur opère une formidable synthèse stylistique.

3b. Certes, ceux qui préfèrent des univers sonores immédiatement identifiables choisiront des compositeurs à la radicalité plus ostentatoire, car la musique de Leroux possède une attitude agréablement englobante. Si on souhaitait schématiser, on dirait volontiers que Leroux tient de Grisey sa réflexion sur le processus et l’idéal de l’œuvre-somme (Quid sit musicus ? évoque d’ailleurs Les chants de l’amour de ce dernier), de Berio pour le rapport décomplexé aux répertoires passés (« la tradition », dit Leroux, « c’est puiser dans (et se nourrir de) ses racines ») , ou encore Aperghis et Stockhausen pour le théâtre vocal et instrumental.

3c. L’art des transitions dans Quid sit musicus ? est tel qu’on passe sans s’appesantir, jamais, d’une pièce pour chœur à quatre voix et deux instruments (Quid sit musicus ?), aux pièces de Machaut déjà citées, ainsi qu’à cinq autres chansons pour six voix a capella du même Leroux (Cinq poèmes de Jean Grosjean). Leroux, par ce biais, réalise son rêve d’écrire une pièce continue composée de fragments épars.

4a. Parce que Leroux nous intéresse à un texte obscur du philosophe Boèce du VIe siècle, et redéfinit les enjeux de la création d’aujourd’hui.

4b. Quid sit musicus ? donne à entendre plusieurs réponses à la question du titre latin : Qui est le musicien ? Réponse du philosophe platonicien :  le musicien est celui qui comprend, celui qui structure et maitrise parfaitement  ce qu’il fait, d’où, pour Leroux, la nécessité d’une structure formelle en palindrome exceptionnellement élaborée.

4c. Mais le compositeur apporte également une autre réponse à la question de Boèce : le musicien n’est pas seulement celui qui comprend mais également, celui qui joue, celui qui perçoit, celui qui s’étonne, celui qui imite… D’où également dans Quid sit musicus ? de nombreux surprises tant formelles, électroniques, vocales qu’instrumentales de façon à apporter intuition, spontanéité et liberté à une œuvre riche.

5a. Parce que la prestation incroyablement vivante et spontanée des Solistes XXI dirigés par Rachid Safir fait oublier l’interprétation d’une oeuvre qu’on imagine le fruit d’une longue et déroutante préparation.

Extrait de la série Images d'une oeuvre n°18 : Quid Sit Musicus ?

Extrait de la série Images d’une oeuvre n°18 : Quid Sit Musicus ?

5b. Les voix féminines (Marie Albert, Raphaële Kennedy, Lucile Richardot) comme les voix masculines (Vincent Bouchot, Laurent David, Jean-Christophe Jacques, Marc Busnel) accomplissent toutes sortes de prodiges vocaux, du chant soliste au chant choral, du récitatif à toutes sortes d’effets bruitistes (inspirations, expirations, cris, chuchotements…), qui mettent la voix dans tous ses états avec le plus grand naturel.

5c. Les deux instrumentistes ne sont pas en reste puisque Caroline Delume et Valérie Dulac oscillent entre luth et guitare pour la première, vièle et violoncelle pour la seconde, sans oublier certains gestes musicaux comme parler à l’intérieur de la caisse de son instrument qui s’imbriquent parfaitement dans le projet du compositeur dans lequel la diversité et la surprise sont reines.

6a. Parce que la fin de l’œuvre incarne pleinement le projet que s’était fixé le compositeur au départ.

6b. Chaque chanteur lève un bras pour écrire une ligne commencée par son voisin dans l’air, tandis que l’écran vidéo placé au-dessus efface les cinq portées de la partition de Machaut, et laisse le spectateur étourdi d’avoir assisté à une expérience sonore et musicale.

6c. En incarnant au début du spectacle sur la vidéo la partition neumatique de Machaut , Leroux a souhaité réellement nous plus placer dans le présent de la composition d’une pièce vieille de six siècles. Sans travestir la partition originale ni la copier, Leroux fait de Machaut notre contemporain, et nous rend visible la continuité de l’acte créatif par-delà les siècles.

7a. Parce que cette heure de musique passe en un clin d’œil.

7b. Parce que la démarche de Philippe Leroux appelle à bousculer nos habitudes et à faire preuve d’un minimum d’inventivité formelle, comme essaie, de son coté, cette modeste tribune.

7c. Et parce que Rachid Safir a parfaitement décrit le projet de Leroux : « rigoureuse sans en avoir l’allure, sa musique dégage un parfum de liberté ». On ajouterait volontiers également joueuse, excitante et engagée dans son présent.

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Entretien avec David Christoffel http://manifeste2014.ircam.fr/text/entretien-avec-david-christoffel/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/entretien-avec-david-christoffel/#comments Thu, 19 Jun 2014 10:58:43 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=1964 Hypothèse : la pensée est contenue dans le dire. La pensée est liée à la façon de parler, et la voix dégage de la pensée, conditionnée par des enjeux argumentatifs, même à l'échelle de la prononciation. Les tics de dire, de prosodie ou de langage sont des tics de pensée.]]> Hypothèse : la pensée est contenue dans le dire. La pensée est liée à la façon de parler, et la voix dégage de la pensée, conditionnée par des enjeux argumentatifs, même à l’échelle de la prononciation. Les tics de dire, de prosodie ou de langage sont des tics de pensée.
Les outils d’analyse de l’Ircam permettent d’explorer ce que la manière de dire de Michel Foucault peut véhiculer de spécifiquement foucaldien.

Il n’y a pas de parole sincère : les gens bien éduqués ont tendance à mentir, ou à maquiller… Chez Michel Foucault, la grammaire produisant le sujet, le sujet ne peut se produire que par la grammaire, et cette production est liée à un appareil formel au point que, à la fois, l’appareil formel l’interpelle sur sa sincérité, et sa sincérité est d’office en butte, en tension avec cet appareil. La sincérité est toujours tendue.

On me dit qu’il y a toujours une part d’humour dans ce que je fais, sans doute parce qu’il y a une part de distance. Mais il n’est pas ici question de parodie. Je n’ai pas d’intention humoristique. Toutefois, si c’est drôle, je ne me retiens pas. Parce que c’est agréable.

Neuf jours. On dispose, dans le fonds Foucault déposé à l’IMEC, d’un corpus de neuf jours de la voix enregistrée de Michel Foucault – parmi lesquels ses cours au Collège de France et ses interventions à la radio.

Comment se comporter face à un corpus de paroles, tout l’intérêt étant de pouvoir cumuler les outils que sont le montage, le son, la composition musicale et d’y confronter le sens des paroles du philosophe ? Je ne peux oser toucher la voix de Foucault, que parce que je me refuse à l’éclater en fragments dé-sémantisés, comme les outils de l’Ircam m’y encouragent parfois.

La part du montage dans la pensée de Foucault. À force d’écouter les cours au Collège de France avec une intention particulière pour les connecteurs logiques, les points d’appui, les accents, je me suis demandé si Foucault n’appliquait pas à l’argumentation les méthodes que la musique concrète développe dans le discours musical. Il a une manière d’investir les références et d’en tirer conclusions, qui procède du montage.

Et moi ? Oui, moi aussi, j’ai des tics de… Je me sers bien souvent de l’habitude de ne pas finir mes phrases pour justifier un changement de direction de l’argumentation sans vraiment l’appuyer. J’ai repéré un suremploi des adverbes – quoi qu’il en soit. Et quand je sens poindre un connecteur de ce genre-là, j’essaie d’aller directement à la suite. Je fais de la parataxe.

J’ai rencontré Grégory Beller dans le cadre d’une production radiophonique intitulée « Radio Thésards ». Depuis, son travail m’intrigue et je voulais m’y confronter. J’ai proposé le projet à Frank Madlener, le directeur de l’Ircam, à l’été 2012. Sachant que l’anniversaire Foucault approchait, je pensais déjà à ManiFeste-2014 comme un lieu idéal pour une forme hybride comme celle-là. Et, dans le même temps, l’IMEC m’a mis en contact avec le Centre Michel Foucault, qui a été commanditaire de la pièce.

Il peut parfois collectionner les connecteurs. Pour aller chercher un point du raisonnement encore inexploré – un peu comme dans Le Sophiste de Platon : on divise un problème en deux solutions, dont une seule est analysée, puis divisée à son tour, et ainsi de suite. À force de créer de la nuance, on ouvre des espaces de pensée. La collection des connecteurs permet d’aller toujours plus loin dans la nuance, pour pointer des interrogations encore non résolues.

Le point de départ est critique : ma ligne est hypothétique et donc résistante à une posture dogmatique. En cela, elle est critique. Je me méfie tellement du normatif, que je suis très occupé à créer un espace où il y en a le moins possible.

Mon imaginaire est celui de la pièce radiophonique. C’est donc une pièce radiophonique, non pas dans ses moyens de diffusion – une projection acousmatique pure –, mais dans son écriture sonore. On y entend la voix de Foucault, en bribes – conjonctions, phrases entières –, des bribes associées les unes aux autres.
Certains montages sont générés par l’outil d’exploration mis en place par l’Ircam. En nous signalant qu’un montage entre ces deux points se ferait sans heurt, sans même qu’on s’en aperçoive, on peut monter des phrases entières qui, en cours de route, dévient sur un autre moment du même discours, avec une logique de continuité prosodique : le discours paraît fluide et perd son sens tout à la fois. Apparaissent des espèces de boucles de pensée, où ne demeure de la pensée que son dessin sonore.
Tout cela est mêlé à de petites répliques instrumentales, qui viennent appuyer ou ponctuer une prosodie. Ces répliques sont composées grâce à des moteurs de synthèse. Faire venir des musiciens aurait supposé d’anticiper le geste instrumental et les formes ainsi écrites et enregistrées finissent toujours par être encombrantes au montage : le respect pour le travail et le jeu du musicien m’inhibe, et m’impose comme un impératif moral de traiter l’échantillon enregistré comme un tout. Composer, dans l’instant, des petites formes, quitte à les jeter ensuite donne une certaine légèreté…

Ma pratique a très tôt été divisée. Lorsque j’étais adolescent, j’allais au lycée, je faisais de la musique, et je faisais de la radio – mais ces trois activités étaient distinctes. À l’occasion d’un travail sur la « trace » avec mon professeur d’art plastique, j’ai découvert combien le magnétophone et l’enregistrement peuvent être des outils d’écriture. Dans les années qui ont suivi, me posant la question de fondre la forme radiophonique dans le musical, et d’occuper la scène, je me suis trouvé à faire des opéras parlés, dans lesquels je mêlais compositions sonores et textes dits. Dans un premier temps, musique ou voix étaient tour à tour sur bande. Puis j’ai pu faire les deux, grâce à l’outil mécanique. Continuant à faire de la radio, je me suis mis à la création radiophonique, dans les lieux qui lui sont dédiés : France Culture, radios associatives, festival de radio, disques.

Je n’ai pas écouté moi-même les neuf jours de corpus. Son écoute intégrale, et la recherche artisanale, dans le temps réel du matériau, serait impossible : on se focaliserait sur le contenu, et on n’aurait que des déductions intuitives. Or ce que je voulais justement, c’est chercher ce que je ne peux pas repérer de façon intuitive, ces éléments prosodiques qui ne sont pas forcément repérables à l’oreille humaine. L’ordinateur, quant à lui, considère le tout de manière très objective, la voix n’est pour lui qu’un signal qu’il analyse.

Suis-je un radiophoniste ? Un compositeur radiophoniste ?

Avant les pièces radiophoniques, avant les études de musicologie, avant mon doctorat sur Satie, j’ai fait des études de philosophie – et j’ai travaillé à cette occasion sur Foucault. De Satie à Foucault, on trouve au reste des terrains communs. Dans leur positionnement institutionnel notamment, en décalage constant, en marge même, du mainstream de leur champ d’activité. Et puis d’autres enjeux, qui ont trait à l’écoute ou à l’impossibilité de la sincérité.

Et, en même temps, dès le départ, je ne voulais pas me faire imposer une norme d’écriture par les outils proposés par l’Ircam. Je me suis méfié du côté « boîte de Pandore » de l’Ircam. Je ne voulais pas d’une pièce qui ne serait que l’exploration des moyens qui nous sont donnés. J’avais déjà beaucoup à faire avec l’exploration de la voix de Foucault.

Depuis un an et demi, j’essaie de désenclaver les scènes sur lesquelles je me produis. Plus volontiers accueilli par les festivals de poésie, je me suis pendant dix ans entendu dire que je faisais de la poésie sonore – parce que c’est le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on entend son et poésie. Sauf que, la poésie sonore, c’est une tout autre pratique, qui exclut la musique instrumentale !
Quand j’ai envoyé mes premiers opéras parlés à Bernard Heidsieck et Henri Chopin, ils se sont tous deux étonnés de la présence de la flûte. Pourtant mon sujet reste la rencontre, en termes de cohabitation énonciative, de la musique et de la poésie. Et de comment la poésie peut s’inscrire dans des enjeux formels un peu différents au contact de la musique. Et réciproquement. Et la création radiophonique me paraît un lieu idéal d’exploration de ces enjeux-là.

Le respect dû au penseur aurait peut-être dû m’inhiber, mais pas du tout ! Foucault a été suffisamment anti-autoritaire dans sa posture pour que je ne me sente pas intimidé face à la parole du maître.
Je n’ai pas peur de la réaction des Foucaldiens, je suis même méfiant de leur enthousiasme !

Ça pourrait être Jacques Rancière, mais ça deviendrait parodique. Parce que ses tics peuvent apparaître parasitaires, et mettre en cause sa pensée.
Ça pourrait être Lacan. Mais il y a cette emphase, si épaisse.
Ça pourrait être Jankélévitch – ce serait amusant. Mais que ferai-je de tous ces passages où je suis en désaccord ? Que ferais-je alors de sa voix ? Car on ne manie pas que la voix, on manie les idées. Qu’on le veuille ou non, une part de l’idéologie passe.
Avec Foucault, je n’ai pas de problème pour couper dans le vif : la puissance de la pensée est suffisamment constante. Nulle perte. Nulle trahison possible. Son discours est suffisamment saturé de noumènes, pour que je ne puisse pas le prendre en traître. Ça me donne plus de liberté d’action. Prendre une voix aussi massive que la sienne, donne une liberté au geste.

Pour plus d’informations sur l’œuvre de David Christoffel : www.dcdb.fr

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Registre des Lumières de Raphaël Cendo à la Cité de la musique http://manifeste2014.ircam.fr/text/registre-des-lumieres-de-raphael-cendo-a-la-cite-de-la-musique/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/registre-des-lumieres-de-raphael-cendo-a-la-cite-de-la-musique/#comments Wed, 18 Jun 2014 11:04:09 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=1949 Comme nous l’évoquions dans notre précédente tribune (d’ailleurs, n’hésitez pas à nous envoyer les vôtres !), ce début de ManiFeste privilégiait surtout les propositions interdisciplinaire entre la musique et les arts de la scène ou de l’image. Ce concert choral à la Cité de la Musique du SWR Vokalenensemble Stuttgart et de l’Ensemble musikFabrik allait-il nous ramener vers des territoires plus familiers à la musique contemporaine ?

Avec ces deux pupitres de seize chanteurs, répartis en deux rangées chacun des deux côtés du chef d’orchestre, la disposition de Lux Aeterna de Ligeti possède pourtant une dimension infiniment théâtrale. Le SWR Vokalenensemble Stuttgart rend magnifiquement justice à une pièce a cappella qu’on a trop souvent associée au 2001, L’Odyssée de l’espace de Kubrick pour oublier de dire ce qu’elle est : un chef d’œuvre vocal de la seconde moitié du vingtième siècle. En de très lents processus, Ligeti traite la voix à la manière d’un instrument d’une immense tessiture, des voix les plus graves des hommes aux plus aiguës des femmes, pour brosser un camaïeu de sonorités étrangement funèbres et consolantes. D’un impressionnant charisme, le chef Markus Creed s’approprie cette pièce relativement peu spectaculaire par de grands gestes, comme s’il désirait porter cette mystérieuse musique dans le creux de sa main.

Le SWR Vokalenensemble Stuttgart

Le SWR Vokalenensemble Stuttgart

Les membres du chœur changeaient ensuite de place pour interpréter la deuxième pièce a cappella, Porque? / Warum? d’Hans Zender, au programme. Écrites sur deux strophes du Cantique Spirituel de Jean de la Croix (1542-1591), ces deux miniatures renouent avec une écriture chorale plus rythmique que celle de Lux Aeterna avec de magnifiques incantations sonores, même si le langage de Zender porte davantage que Ligeti la trace du langage musical très contrasté des années 1960 et 1970 en dépit de la date récente (2012) de la pièce. Porque? / Warum? permet cependant de se gorger de la pureté d’intonation et de l’époustouflante maîtrise des couleurs vocales du SWR Vokalenensemble.

Le point d’orgue de la soirée était néanmoins la création française du Registre des lumières de Raphaël Cendo, une pièce de très grande ampleur de l’enfant turbulent de la scène contemporaine française. La lecture de la note d’intention fait craindre le pire en évoquant un voyage « depuis le début de l’univers » jusqu’au temps de notre civilisation. Si ce programme ambitieux effraie par son sérieux, il n’en sera rien, à l’écoute de la pièce, car à défaut de créer une dramaturgie réelle, cette odyssée temporelle permet à Cendo de quitter l’univers gothique et punk auquel des pièces comme Décombres ou Introduction aux ténèbres l’ont trop longtemps réduit.

Les premiers effets électroniques possèdent un effet immersif terrassant, augurant du meilleur pour les quarante cinq minutes que durent l’œuvre. C’est d’ailleurs ce qui impressionne le plus dans ce Registre des lumières. Qu’il s’agisse du chœur et des musiciens de l’Ensemble musikFabrik amplifiés, le compositeur, placé à la console sonore, équilibre avec une maestria singulière les forces en présence. Du fait de l’amplification, Registre des lumières ne s’apparente ainsi pas à une œuvre pour chœur, ensemble et électronique mais plutôt à une monstre à trois têtes sans que l’une ou l’autre des trois parties ne prennent le dessus, dessinant un univers sonore où l’auditeur perd tout sentiment de familiarité. Excellent démiurge, Cendo retarde dans toute la première partie les jubilatoires explosions de sons saturés qui ont fait sa gloire pour explorer des chemins de traverse, certes pas encore toujours inspirés. Et lorsque les déchaînements espérés éclatent, l’effet est littéralement incendiaire et témoigne d’une virtuosité étourdissante. L’écoute d’une œuvre de Cendo revêtant un caractère visuel, on se délecte d’observer chaque musicien de l’ensemble (notamment un violoncelliste dont les doigts évoluent comme des araignées sur ses cordes) aux prises avec la formidable science des effets sonores du compositeur français. En dépit d’un horizon narratif qui reste impénétrable (en tout cas en première écoute), Registre des lumières s’affirme in fine comme un somptueux spectacle à la manière de l’impressionnante installation vidéo-électro de Robert Henke et Tarik Barri, Fundamental Forces, vue en début de festival, à la différence près que Cendo crée des images à l’aide de sa seule musique !

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Un temps bis d’Aperghis au Théâtre de Gennevilliers http://manifeste2014.ircam.fr/text/un-temps-bis-daperghis-au-theatre-de-gennevilliers/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/un-temps-bis-daperghis-au-theatre-de-gennevilliers/#comments Tue, 17 Jun 2014 13:30:52 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=1921 Joyeux animaux de la misère), le cinéma (L’Aurore) et la vidéo (Fundamental Forces), le compositeur Georges Aperghis imaginait une rencontre exceptionnelle entre le répertoire contemporain pour alto solo et le théâtre de Beckett.]]> La première semaine de ManiFeste poursuivait son exploration des relations interdisciplinaires entre la musique et les autres arts. Après la littérature (Joyeux animaux de la misère), le cinéma (L’Aurore) et la vidéo (Fundamental Forces), le compositeur Georges Aperghis imaginait une rencontre exceptionnelle entre le répertoire contemporain pour alto solo et le théâtre de Beckett.

La salle remplie du Théâtre de Gennevilliers s’éteint totalement en début de spectacle pour laisser place à une première image saisissante : émergeant lentement  de l’obscurité, quatre pieds entament sous un rideau un étrange ballet de talons qui font entendre des bruits de frottements et de glissements complices. Absolument hypnotisante, cette chorégraphie fait découvrir progressivement les silhouettes des deux maîtresses de cérémonie de la soirée, la comédienne Valérie Dréville et l’altiste Geneviève Strosser.

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Un temps bis alterne en réalité longues lectures de Beckett par la première et pièces pour alto solo par le seconde, avec une grande diversité de moyens et d’imagination. Disons-le tout de suite : les extraits de texte de Beckett sont d’une extrême difficulté de compréhension. Par l’emploi de fausses répétitions, Beckett procède ici à la manière d’un compositeur sériel et oblitère souvent le sens à la meilleure bonne volonté. Usant d’un réservoir limité de mots, le dramaturge irlandais fait proliférer des phrases d’une singulière cohérence – syntagmes nominaux, phrases majoritairement infinitives sans pronoms personnels ni verbes conjugués – , comme si le spectateur écoutait sa langue maternelle devenue étrangère. Valérie Dréville n’est pas en cause ; au contraire, elle affirme dans ces pénétrants soliloques un puissant tempérament de musicienne, y insufflant tour à tour émotion, espérance ou résignation, avec une abnégation qui force l’admiration.

Le coup de génie de la mise en scène d’Aperghis réside en réalité dans cette manière subtile de révéler la dimension musicale de la parole (n’avait-il pas fait de même dans ses propres Récitations ?), et inversement, de rendre l’alto de Geneviève Strosser pareil à un acteur à part entière. Les interludes entre les pièces théâtrales et instrumentales comptent ainsi parmi ce qu’il y a de plus réussi dans le spectacle, et l’interaction entre la comédienne et l’alto vibrant de Geneviève Strosser instaure un dialogue à deux voix souvent très original qu’on dirait tout droit sorti de la voix off d’un film de Godard. Musicalement, la première pièce instrumentale au programme porte indéniablement la marque du théâtre instrumental d’Helmut Lachenmann (George Aperghis est ici metteur en scène d’autres musiques que les siennes) avec ses effets bruitistes sur tout l’espace de l’instrument, de la volute à la mentonnière. La deuxième pièce de Donatoni (Ali) créera le moment le plus fort de ce spectacle d’une formidable cohérence : le noir se refait sur la scène, et les deux artistes immobiles avancent et reculent dans des flashs visuels bouleversants d’une vertigineuse profondeur de champ.

Un autre extrait de Beckett (Bing) ainsi qu’une pièce puissamment lyrique et organique de Georges Aperghis (Uhrwerk) concluront le spectacle, créant un effet d’épuisement pour le spectateur comme pour les interprètes, jusqu’à interroger la possibilité même de s’exprimer tant musicalement que théâtralement. En réalité, si Beckett interroge nos automatismes, Un temps bis ne s’achève pas par une constatation nihiliste de l’existence. Au contraire, Aperghis dessine la possibilité d’une alternative au temps des cycles naturels, qui serait l’Espace bis de la scène et du jeu interprétatif. Par leur engagement et leur croyance dans l’indicible, Valérie Dréville et Geneviève Strosser offrent un spectacle magnifiquement envoûtant.

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De la plume à la baguette (et vice versa) http://manifeste2014.ircam.fr/text/de-la-plime-a-la-baguette-et-vice-versa/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/de-la-plime-a-la-baguette-et-vice-versa/#comments Wed, 11 Jun 2014 12:37:51 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=918 Le distinguo entre le créateur musical et l’interprète est non seulement propre à la musique occidentale de tradition écrite, mais surtout une invention relativement moderne : ce n’est que depuis quelques décennies à peine que les instrumentistes – et à plus forte raison les chefs d’orchestre – ne sont plus systématiquement formés à l’écriture, du moins à ses rudiments, ou à l’improvisation. Quant aux compositeurs, rares sont ceux, dans l’histoire de la musique occidentale, qui ne sont pas en première ligne, non seulement dans la création de leurs œuvres – on se souvient de Beethoven insistant pour diriger lui-même ses symphonies malgré sa surdité -, mais aussi plus généralement à la tête d’orchestres, ensembles ou institutions musicales (de Bach, Cantor de Saint-Thomas de Leipzig, à Mahler, chef de l’opéra de Vienne, en passant par Vivaldi, Mendelssohn ou Liszt, pour ne citer qu’eux). Jusqu’au début du XIXe siècle, la composition est au reste le plus souvent subordonnée à la fonction (écrire pour le prince, pour la cour, pour les offices, pour ses élèves). C’est l’arrivée des romantiques, et l’émancipation progressive de l’artiste, qui bouleversent peu à peu le paradigme.

© Jean Radel

Ainsi, insensiblement, les compositeurs se sont en grande majorité éloignés du pupitre, et même de l’interprétation – si bien que des personnalités comme Heinz Holliger, à la fois hautboïste virtuose, chef exceptionnel, et génial compositeur, demeurent l’exception (alors qu’elles étaient légion à l’époque baroque ou classique). Aujourd’hui, rares sont les compositeurs qui dirigent – ou alors ils se contentent modestement de diriger leurs musiques. Les raisons de cet abandon du pupitre sont confuses et sans doute multiples : on peut les chercher du côté de la spécialisation extrême que nécessite la virtuosité instrumentale, des études théoriques toujours plus approfondies qui mènent à la composition, de la compartimentalisation de fait des formations. Une autre explication résiderait (tout simplement, serait-on tenté de dire), dans la concurrence toujours plus féroce qui règne dans chacun des domaines, rendant quasi impossible une double, voire triple, carrière. À cela s’ajoutent les contraintes d’un emploi du temps incompressible : comment, en effet, concilier les exigences de travail et de voyage qu’implique une carrière de chef ou de concertiste et celles de l’écriture, qui s’inscrivent dans une temporalité bien différente et bien plus vaste – rappelons-nous Mahler, qui composait au cours de ses congés ? Aujourd’hui encore, un musicien comme George Benjamin dit se cacher pour écrire : « J’aime voyager, diriger, et enseigner avec passion, mais j’arrête presque tout pour écrire. Je me fais ermite. L’œuvre musicale est un testament, une réflexion personnelle qui se livre, et il faut avoir le temps et l’espace de s’y perdre, entièrement. »

Pourtant, les exemples ne manquent pas, même depuis la fin du second conflit mondial, de musiciens menant de front une vie de compositeur et une vie de chef : outre Holliger déjà mentionné, citons dans l’avant-garde Bruno Maderna ou Pierre Boulez. Ce dernier est même parfois plus connu, à l’international du moins, pour sa baguette (qu’il n’utilise d’ailleurs pas) que pour son œuvre, et a remporté pas moins de vingt-six Grammy Awards pour ses divers enregistrements. On rétorquera sans doute que Pierre Boulez écrit minutieusement, lentement – en témoigne la quantité relativement faible de sa production (en moyenne un opus par an) – et que la direction a longtemps représenté la part prépondérante de sa double casquette. Certes. Mais, dans le sillage d’un Boulez, on trouve des personnalités comme Peter Eötvös. Lequel Eötvös, en prenant la tête de l’Ensemble intercontemporain en 1979, a retenu de son aîné la manière d’être une entité une et indivisible – celle du compositeur-chef d’orchestre -, tout en produisant un catalogue pléthorique.

Après avoir été longtemps dirigé par des chefs (non compositeurs), l’Ensemble intercontemporain est au reste revenu aux sources depuis la saison 2012-2013, avec l’arrivée de Matthias Pintscher. Pour ce dernier, composition et direction sont des activités complémentaires, sa sensibilité de compositeur lui ouvrant une compréhension « de l’intérieur » de la partition : « Ma réflexion de chef d’orchestre s’enrichit de mon propre processus d’écriture, et vice versa, constate-t-il. Mon double statut de chef et de compositeur a certainement joué dans ma nomination : l’Ensemble cherchait à retrouver le regard d’un compositeur sur la programmation de l’institution. Et si je n’ai pas l’intention de faire jouer constamment mes œuvres, l’écriture d’un programme représente à mes yeux un geste de création, une autre manière de composer, pour étendre les territoires de nos perceptions. J’aspire ainsi à partager avec le public ma fascination pour les réseaux étroits qui se tissent dans l’histoire de la musique, dégager les similitudes aussi bien que les antagonismes. J’aimerais par exemple programmer un jour Hans Werner Henze et Helmut Lachenmann au sein d’un même concert – ces deux figures qui se sont si âprement combattus pendant toutes leurs vies, et qui – je l’affirme ici au risque de déclencher un scandale – ont tant en commun ! »

Pour George Benjamin, l’essentiel pour le compositeur est de garder le contact avec les instrumentistes, la confrontation avec la réalité sonore de l’écriture et, plus généralement, avec la musique jouée en concert – toutes choses auxquelles le métier de chef donne un accès privilégié. Inutile pour cela d’être chef, d’ailleurs : « il n’y a pas de règle, dit-il. Prenez György Ligeti, sans doute l’un des trois ou quatre plus grands compositeurs de l’après-guerre : il ne dirigeait pas, et n’était même pas très doué pour l’interprétation. Pour certains compositeurs, diriger est aussi une manière de faire partie du monde musical : car c’est là qu’il y a friction, entre écrire et continuer à prendre part au monde musical. »

Dans la jeune génération, la question n’est toutefois pas toujours celle-là, mais bien la nécessité pour les compositeurs de faire jouer leurs musiques et celles des artistes de leurs proches univers – les ensembles et institutions spécialisés n’ayant pas la possibilité de jouer tous les compositeurs. S’ils laissent bien souvent la baguette à d’autres, ils se frottent là à un autre type de direction : la direction artistique. On voit ainsi se former, sur le modèle de L’Itinéraire ou de Court-circuit dans les années 1970 et 1980, des nouveaux ensembles, autour de quelques personnalités fortes : citons Cairn autour de Jérôme Combier, Multilatérale autour de Yann Robin, Links autour des frères Durupt. D’autres, comme Pierre Jodlowski ou Bertrand Dubedout fondent une véritable structure de production et de recherche (éOle, à Blagnac).

Le tout, comme le résume fort bien George Benjamin, est de trouver un équilibre. Une chose est sûre, cependant : l’image d’Épinal du compositeur plongé dans l’abstraction solitaire est de moins en moins vraie – si elle l’a jamais été !

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La forme et le sens http://manifeste2014.ircam.fr/text/la-forme-et-le-sens/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/la-forme-et-le-sens/#comments Mon, 09 Jun 2014 09:05:45 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=733 Entretien avec George Benjamin

Dans l’académie de ManiFeste-2014, nous abordons la question de la forme et de l’harmonie, les deux étant liées. Est-ce une question prioritaire pour vous quand vous découvrez la partition d’un jeune compositeur ?

Il y a des musiciens qui s’intéressent à l’harmonie et d’autres beaucoup moins. Je ne cherche pas à imposer mes goûts ni mes préférences personnelles. Mais si je détecte un don et une sensibilité à ce domaine chez un jeune compositeur, je peux l’encourager et lui ouvrir des perspectives. Je peux lui faire des suggestions, lui apprendre des techniques, lui former l’oreille comme mes professeurs l’ont fait avec moi. La question de la forme est essentielle. Elle ne dépend pas de l’esthétique, c’est une chose primordiale, qui appartient à tous les arts. Il faut toujours penser à faire des formes inventives. La forme est tout : l’harmonie, c’est la forme, l’orchestration, c’est aussi la forme. Si une orchestration fonctionne bien, cela ne tient pas qu’au choix d’un mélange d’instruments, mais au choix d’une conception formelle à travers les instruments. La plupart des jeunes élèves que je vois ne comprennent pas comment concevoir la forme, malgré l’esthétique ou le style, et souvent ils commettent des fautes formelles, qui entraînent une confusion à l’oreille de l’auditeur.

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George Benjamin © Matt Llyod

Est-ce que la question de la forme est une stratégie qui précède tout le reste ?

Ce qui précède tout, c’est plutôt la confusion ! Pour moi, les formes de variation sont une horreur, lorsqu’on comprend du début jusqu’à la fin les proportions entre les mouvements, les rythmes de changements, etc. La prévisibilité totale n’est pas du tout souhaitable ! Il y a des compositeurs qui commencent dans le brouillard, et qui avancent à tâtons, et d’autres qui ont de grandes stratégies ; d’autres encore qui écrivent très rapidement une première esquisse, avant de la reprendre et de la reprendre encore. Le défi, pour chaque compositeur, c’est de trouver la route qui donnera les meilleurs résultats pour lui-même. Ce n’est pas une question de style : il s’agit de se connaître et de se comprendre. Comment doit-on faire les esquisses ? Par une grande partition ou quelques portées ? Par section ou par paragraphe ? Peut-on vraiment parler là de stratégie ? Dans ce cas, il s’agirait d’une stratégie ouverte et flexible. Pour ma part je change ma façon de faire ces choses de mesure en mesure. Le terme de stratégie me semble trop efficace. En revanche, je pense que la confusion (je ne sais pas ce que je vais faire, ni comment je vais le faire) fait partie de la créativité.

Certains compositeurs fonctionnent très différemment. Stockhausen, par exemple, visait des macro-formes. C’est très étranger à ma manière de voir et de faire. Si un professeur essaye d’imposer une manière de faire, c’est une grave erreur. On voit que certains élèves utilisent toujours la même stratégie et finissent par tourner en rond. Ils peuvent être inventifs avec le son, avec l’orchestration ou encore avec le rythme, mais ils ne le sont pas dans la façon primordiale de « commencer » une composition.

Jeune, vous avez été marqué par des impulsions très antagonistes, l’enseignement d’Olivier Messiaen à Paris et celui d’Alexander Goehr à Cambridge. Cette diversité serait une voie fertile pour un jeune compositeur ?

Cela dépend. Il y a des gens qui sont plutôt fermés et il faut le respecter. À mon avis, c’est dommage, car l’art est un monde vaste, et il faut avoir plusieurs sources esthétiques. Jeune, il faut se donner un horizon large, car on se trouve soi-même dans le reflet des autres. Avec un seul modèle, vous courrez le risque de devenir un épigone et de vous perdre. On risque alors de ne pas activer en nous-mêmes beaucoup de variété. L’art naît des frictions internes et de contrastes externes.

En tant que professeur à votre tour, quel serait votre rêve : rencontrer un élève proche de votre style, ou quelqu’un qui serait en contradiction totale avec vos préoccupations anciennes ?

J’ai eu plusieurs professeurs extraordinaires, mais le véritable génie, c’était Olivier Messiaen. Face à ses élèves, sa modestie était très étonnante. Il disait : « je veux servir mes élèves, leur ouvrir des portes, je veux les aider à trouver leur route, et ensuite les laisser partir.» C’est toujours facile à dire, et très difficile à faire. La plus belle chose, pour un professeur, c’est de voir une évolution rapide et créative chez un élève. On fait tout pour lui donner la réflexion, la maîtrise technique, mais, ce qui est essentiel, c’est de le voir éclore. Bien sûr, il y a des esthétiques que je ne comprends pas et forcément le contact sera plus difficile.

Ne constatez-vous pas aujourd’hui une obsession du matériau sonore, et un moindre intérêt quant aux questions dramaturgiques, discursives, ou purement formelles…

Quand j’étais étudiant, l’accent était mis sur l’aspect constructif. J’étais alors en rupture avec cette vision peut-être alors trop académique. Mais c’est pourtant très important que les oeuvres d’art soient architecturées: je suis devenu plus constructif avec les années. Depuis lors, on a vu la focalisation sur l’effet sonore de la musique, les timbres, les modes de jeu instrumentaux, ou dans les grandes conceptions verticales harmoniques, mais peut-être pas assez de recherche en direction d’une conception formelle plus profonde. Il y a très peu de pensée sur le phrasé, par exemple, qui est une chose essentielle, incontournable. Qu’est-ce qu’un phrasé ? Pourquoi n’y a-t-il pas assez de vitalité mélodique dans la musique d’aujourd’hui ? Une remarque à ce sujet : les jeunes compositeurs n’ont pas assez de contact avec les chanteurs ! Auparavant, les compositeurs, de Mozart à Schönberg, écrivaient pour la voix et travaillaient avec des chanteurs. Que toute une société musicale, comme c’est le cas aujourd’hui, ne s’intéresse pas au chant ou de façon si peu conséquente, c’est troublant. J’avais pour ma part cet intérêt très jeune. Aujourd’hui, c’est devenu une obsession avec l’opéra.

Ce qui est frappant dans votre opéra Written on Skin, c’est que tout s’entend et pourtant rien n’est simple : une transparence qui n’est jamais univoque !

Il y a de l’ambiguïté. Pourquoi chanter ? Pourquoi parler ? On veut dire quelque chose. Lorsque j’étais bloqué pendant la composition de Written on Skin sur telle « mise en musique » du texte, Martin Crimp, qui avait fait le livret, m’a conseillé une chose simple : il faut penser à l’intention qui est derrière les mots. Il y a ce qu’on dit, et il y a le sens. On peut dire quelque chose de gentil de façon très méchante. Le sens des mots est très complexe. Quand la musique ajoute encore tout un monde derrière, alors la complexité s’en trouve renforcée. Le sens, l’émotion, le rythme des mots, la vitesse, la composition des intervalles, l’accentuation, le phrasé, les silences, les pôles harmoniques, les sous-pôles harmoniques, etc. Toute une architecture qui est d’une très grande complexité sans pour autant nuire à la transparence.

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Le frémissement et la surprise http://manifeste2014.ircam.fr/text/le-fremissement-et-la-surprise/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/le-fremissement-et-la-surprise/#comments Mon, 02 Jun 2014 12:04:55 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=874 L’Aurore de Murnau, accompagnée d’une nouvelle musique composée par Helmut Oehring, rencontre avec le réalisateur et musicien Bertrand Bonello, qui avait collaboré avec l’Ircam en 2003 pour son film Tiresia. À partir de Murnau, Bonello pense l’image et le son, le cinéma et la musique.]]> Entretien avec Bertrand Bonello

Truffaut parlait de L’Aurore de Murnau comme du plus beau film de l’histoire du cinéma. Un film extrêmement analysé, autant qu’encensé et déifié. Pour dire les choses trivialement, n’est-ce pas une forme de jubilation liée à des techniques qui s’inventaient là ?

Je ne pense pas car L’Aurore appartient à une période du cinéma où l’invention est constante. Tout le monde est en train de chercher comment raconter une histoire avec des images. Ce qui est particulier, c’est le passage aux États-Unis d’un cinéaste allemand auquel on va fournir des moyens démesurés. William Fox avait vu Le dernier des hommes, tourné par Murnau en Allemagne. Il a fait venir le réalisateur aux États-Unis et lui a donné des moyens illimités pour L’Aurore. Il y a donc dans ce film un mélange entre l’invention expressionniste allemande et les moyens financiers et industriels américains. Ce qui fait que Murnau a pu tenter exactement ce qu’il voulait. Il a pu aller au bout de ses idées et chaque plan est une invention et une réussite de l’invention.

© Droits réservés / Collection Cinémathèque Suisse

Est-ce qu’il y a un élément « polyphonique » qui vous intéresse particulièrement dans ce film, dans la façon dont les éléments s’interpénètrent ?

Nous voyons, en effet, la brune et la blonde, la ville et la campagne, le jour et la nuit, le bien et le mal, etc. Tout cela peut paraître un peu « lourd », et pourtant à chaque fois, cela devient magique. C’est cela la grâce ! Ce qui me semble unique, dans ce film, c’est que chaque plan est extrêmement « solide », réussi, cadré et pensé mais, en même temps, on sent partout un frémissement, un tremblement, à chaque seconde du film. En ce sens, ce film a quelque chose de l’ordre du commencement. Avec chaque plan, on a l’impression, quasi mystique, qu’il n’y avait rien avant et qu’il n’y aura rien ensuite. Comme si chaque image ne venait de nulle part et mourrait aussitôt après. Une succession de surgissements.

Aujourd’hui, on réalise des films avec énormément d’images, mais pas avec autant d’idées. Quel nombre d’idées chez Murnau, Chaplin ou Keaton, parce qu’ils n’avaient pas le choix ! Ne pouvant utiliser la parole, l’image devait véhiculer énormément d’histoire et de sens. Aujourd’hui, les dialogues étirent le temps et les films sont beaucoup plus lents narrativement que dans les années 1920. Même le montage « cut » ne signifie pas rapidité! Souvent on fait un tel montage pour donner une sensation de vitesse alors que ça ne va pas vite. Ce qui pour moi signifie la rapidité, c’est la surprise : ne pas savoir ce qui va arriver. Dans l’Aurore, après chaque plan, on est pris par le suivant auquel on ne s’attendait pas.

© Droits réservés / Collection Cinémathèque Suisse

Si vous deviez imaginer la musique de L’Aurore, quel serait pour vous un choix pertinent par rapport à ce type d’œuvre aussi achevée ?

Je l’ai souvent regardé avec des musiques différentes. Dernièrement, par exemple, je l’ai regardé en écoutant en même temps un album de Plastikman. J’ai beaucoup aimé cette expérience. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la pulsation, pas du tout une pulsation qui va casser le temps mais qui va davantage imposer un autre rythme quasiment interne.

Ce qui est compliqué, quand on compose une musique aujourd’hui pour un film muet, c’est de savoir à quel moment on va agir en soulignant. À l’époque, c’était la pratique et cela marchait bien. Mais, aujourd’hui, ces codes ne fonctionnent plus. Donc, comment éviter ce piège ? Je pense que je laisserais des silences, des plages de quarante secondes de silence. Ce film supporte largement de ne pas être accompagné par instants. Ensuite, il faut trouver la sonorité. Comment rendre compte de cette sensation très forte de frémissement ? J’essayerai de travailler ce frémissement, avec des notes non fixées, des agrégats sonores, sans que ce soit de l’ordre du montage son.

Le cinéma et la musique, ce que l’un fait à l’autre, c’est un sujet qui vous concerne beaucoup. Pour vous cinéaste, quelle est la fonction dédiée à la musique ?

Je dis très souvent que la musique ne doit jamais illustrer mais raconter. C’est un élément narratif et non illustratif. La question est très simple : à quel moment pense-t-on, fait-on, ou disposons-nous de la musique? Quand c’est à l’étape du montage, le cas le plus courant, forcément elle devient illustrative. Quand on l’intègre au scénario – et c’est ce que j’essaye toujours de faire – elle acquiert de fait une fonction narrative. Si vous savez qu’à telle ou telle minute il y aura de la musique, il n’est pas nécessaire de raconter autre chose, la musique va s’en charger. On peut alors montrer quelque chose d’autre. J’essaye toujours d’inscrire la musique dans le script parce que je maintiens qu’elle doit raconter.

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Les mots et la chose http://manifeste2014.ircam.fr/text/lart-des-dispositifs/ http://manifeste2014.ircam.fr/text/lart-des-dispositifs/#comments Mon, 26 May 2014 09:01:24 +0000 http://manifeste2014.ircam.fr/?post_type=text&p=554 Joyeux animaux de la misère (© Éditions Gallimard), dont des extraits seront lus et mis en scène par Stanislas Nordey pour l’ouverture de ManiFeste-2014.]]> Entretien avec Pierre Guyotat

Dans cet entretien, l’écrivain Pierre Guyotat éclaire le processus d’écriture qui est le sien et qui est à l’œuvre dans son dernier livre, Joyeux animaux de la misère (© Éditions Gallimard), dont des extraits seront lus et mis en scène par Stanislas Nordey pour l’ouverture de ManiFeste-2014.

[Frank Madlener] L’écriture de Joyeux animaux de la misère commence en mai 2013 suspendant la composition de Géhenne. Quelle est la genèse de cet « exercice de détente », de ce flot devenu irrépressible ?

Pierre Guyotat © Léa Crespi

[Pierre Guyotat] Géhenne, était-ce momentanément trop dur, trop radical, trop effrayant ? Je vis depuis très longtemps avec un arrière-fond imaginaire, ancien, dont les décors et les figures évoluent avec l’âge. J’y porte l’éclairage qui me plaît. L’imagination est un don, il faut le reconnaître, mais c’est aussi un acte et une accoutumance, une pratique à risques qui requiert une lutte pour s’imposer, aux autres et à soi-même, dès les premières années, où l’on est mal vu pour oser s’y livrer. Là-dessus viennent se greffer des pulsions, des inquiétudes, la recherche de l’absolu. Géhenne est un monde radical où les catégories sont marquées définitivement : les humains et les non-humains, les animaux étant plus hauts que les non-humains, avec la nourriture du rat pourri. Alors que dans Joyeux animaux, il s’agit de figures qui sont à moitié humaines, ou qui ont été humaines.

Mon envie verbale me pousse autant vers Géhenne que vers ce restant d’humanité : ça commence dans les mâchoires. Joyeux animaux de la misère m’a posé problème : ai-je le droit de faire cela, alors que je suis dans une oeuvre plus radicale, ai-je le droit de me détendre ? Je voulais pourtant, dans ce texte imprévu, trouver des figures nouvelles, issues de l’humain. Le titre provient du texte lui-même. Ce n’est pas moi qui l’ai trouvé mais Rosario, la figure centrale, qui, dans un moment de grande confusion nocturne, évoque les animaux, les chiens, les mouches, la vermine, les figures demi-humaines, les figures humaines, et les invoque sous l’appellation de « joyeux animaux de la misère » : c’est nous tous.

[FM] Le rythme, la vitesse, l’allégresse sont frappants dans la langue de Joyeux animaux de la misère, ainsi que la multiplicité des voix. Une même voix ou un ensemble de voix qui se diffractent. Cette vivacité est-elle motivée par le désir de théâtre ?

[PG] Ce que je fais depuis longtemps procède du théâtre. Et pourquoi ? Parce que, la création étant un acte solitaire, on a besoin de figures immédiates, qui parlent, qu’on fait parler, entre elles, auxquelles on parle, aussi. On a besoin de se dédoubler dans d’autres moi que le sien.  J’ai toujours été attiré par le tac au tac, par l’art du dialogue, si difficile, qui m’est toujours apparu comme le summum de l’acte poético-fictionnel. Je suis arrivé, dans ce texte-là, assez rapidement, à mes fins : échanges brefs. Car une réplique trop longue fait s’épaissir la chose en narration, ce dont je ne veux pas. Il faut que l’action avance par la réplique seule. Par le tac au tac, les figures existent, elles endossent la responsabilité de ce qu’elles font et, aussi, d’une certaine façon, cela se fait tout seul. Je les installe sur scène, ensuite elles se débrouillent.

[FM] Dans ce dialogue on entend aussi une nature sonore, un extérieur, très particulier à cette œuvre…

[PG] Vous voulez parler sans doute de ces moments où la figure principale traverse des cols – la montagne, comme lieu de la pureté. Je suis né dans la montagne, avec des odeurs de fleurs, de résine. Dans cette nature, les turpitudes devraient être impossibles… C’est une absurdité, naturellement : il y a autant de crime en haut qu’en bas. On monte vers les sonnailles, avec les troupeaux, les animaux en principe innocents, les rapaces. Et sur terre, en bas, il y a des monstres et des animaux moins nobles, de la vermine, etc. Depuis l’enfance, je réfléchis au sort des animaux. L’animal et le cosmos restent aujourd’hui des questions primordiales pour moi. Je ne me suis jamais contenté de l’humain. Je vais naturellement vers ce qui est doté d’un autre langage, et j’ai assez rapidement compris que l’animal était doté d’un langage réel, autre que le nôtre.

[FM] Joyeux animaux ressort d’une transgression qui n’est pas de l’ordre de la provocation ni de la subversion, mais plutôt de la limite sans cesse franchie. La frontière animal-homme est ainsi franchie. Tout est dicible, tout est vu et agi simultanément, n’est-ce pas là le plus transgressif ?

[PG] C’est ma recherche depuis longtemps : arriver à une langue qui soit dégagée de la société, de tous les impératifs d’une vie normale et sociale. J’ai toujours pensé qu’écrire, c’était cela. Faire de l’art, c’est transgresser. Il ne s’agit pas de provocation mais cela ne m’étonne pas qu’on réagisse à ce que je fais. L’interdiction d’Éden, Éden, Éden, je l’ai vécue aussi comme étant de bonne guerre. Blanchot allait plus loin, écrivant que ce n’était pas pour le sexe que le livre avait été interdit, mais parce que c’était « trop fort ». Puisque je cherche un langage aussi près du réel que possible, et aussi près de la pulsion sexuelle et sociale, je ne peux faire produire ce verbe que par des figures qui ont toute liberté d’agir. Des figures qui n’y perdent rien et qui n’y gagnent rien, qui ne sont pas insérées dans la société. Des figures asservies de Tombeau pour cinq cent mille soldats, je suis passé aux figures de bordel d’Éden, Éden, Éden, puis ici aux figures non humaines où le langage est enfin possible. Dans la comédie classique, ceux qui s’expriment avec le plus de liberté, ce sont les domestiques, les asservis, les soumis. Les autres perpétuent les usages. C’est en bas que ça y va. Là se trouve le réel parce que les corps existent avec toute leur réalité. Dans ce monde, on ne peut pas imaginer de faire passer le moindre intellectuel. Des dieux, des fous, un poète, sans doute, mais pas d’intellectuels. Car il s’agit ici de gens qui ont un contact direct avec la matière : le peuple manuel.

À une époque, on a dit que j’étais un subversif, évidemment. Maintenant, le Petit Larousse illustré parle d’une œuvre « puissamment transgressive ». La transgression est finalement liée au comique : rien de plus drôle que de passer les bornes, de dire ce qui est interdit. Drôle et facétieux. Je n’ai pas eu à le vouloir, c’était ma pente naturelle dans la composition de l’œuvre, et ma nécessité. La façon dont j’ai travaillé à ce texte, dans cet état de grand bonheur, dont je retombe en ce moment, me fait penser à la mystique : l’imagination et l’hallucination. Les mystiques sont de grands amoureux, très audacieux. Sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Lisieux même. La chair dans toute sa splendeur. Il y a aussi dans tout cela un déroulé très logique, non pas des fantasmes qui voyagent. Je tiens quelque chose que je ne lâche pas.

[Donatien Grau] Vous êtes toujours dans le monde où se passe l’œuvre. À chaque fois, il y a la figure d’un jeune être, ici Rosario. N’est-ce pas la figure du jeune homme que vous étiez, lorsque ce monde s’est créé en vous ?

[PG] N’exagérons pas : de ce que j’aurais voulu être, plutôt. Complètement différent de moi, mais très proche. C’est l’expression d’une chose déterminante : la façon intense dont j’ai vécu l’apparition de la sexualité à la préadolescence. Immédiatement, un monde s’est créé, sauvagement. J’ai plus tard contrôlé tout cela, j’ai créé cet univers et cette fantasmagorie. J’ai été pris par tout cela, par cette force sidérante du désir sexuel, qui ne dure pas, une force qui s’ajoute à toutes les autres, aux orages de la nature. Une chose interne. Quand j’avais cinq ans, en 1945, on nous a expliqué ce qu’était la force dévastatrice et fatale de l’atome.

[DG] Considérez-vous que vous concevez un monde, ou que vous entrez dans un monde ?

[PG] Cela dépend des moments. Quand je l’écris, il est devant moi, j’en fais partie moi-même. Ce n’est pas un texte qu’on peut écrire sur un secrétaire Louis XV ! J’étais en contact avec ces figures, j’étais comme elles, mis à nu. Je précise encore une fois qu’il n’y a aucune activité sexuelle chez moi pendant la conception de tout cela : abstinence sexuelle complète depuis près de trente-cinq ans. On s’accroche encore à ce que j’ai pu déclarer il y a longtemps, sans entendre ni comprendre l’évolution. Ces scènes sont créées de toutes pièces, avec ce que j’ai pu entrevoir des bordels de femme, en Algérie et à Paris : le lieu du bordel mâle, depuis Tombeau pour cinq cent mille soldats, une imagination pure.

[FM] Votre passion pour la musique, un art proche mais autonome, provoque bien des désirs chez les compositeurs. Cette question a souvent été discutée dans le cours même de l’élaboration du projet pour la scène. Par ailleurs, la musique a souvent accompagné la gestation de vos livres. Qu’en est-il pour Joyeux animaux de la misère ?

[PG] J’ai peu écouté de musique ici, dans le courant de l’écriture. C’est dangereux d’écouter de la musique, on peut avoir l’impression d’écrire aussi beau que ce qu’on entend. Si c’est Wagner le musicien-horizon par excellence, cela devient dangereux. Toute note chez Wagner est testamentaire, une note d’horizon, on a l’impression qu’il va mourir ensuite, et la musique avec.

J’ai été très sensible au Scardanelli Zyklus de Heinz Holliger vu et écouté à la fin mai 2013, au moment où mon travail prenait une ampleur définitive. J’ai été touché par cette musique sur les derniers poèmes de Hölderlin – les canons, les instruments, les petites phrases dites en direct par le compositeur, et même l’espace créé. J’ai été « confirmé » par cette écoute. Il y a eu beaucoup de tentatives pour que ma langue rencontre la scène et une musique originale. Cela ne s’est pas encore fait, au fond, précisément parce que nous avons affaire à de l’écrit avec sa temporalité propre. Sauf à ce que la musique suive le texte et sa prosodie, cela ne marcherait pas. J’ai toujours pensé que dans la mise en musique de textes populaires, par Schubert, Schumann, ou Mahler, la simplicité de l’énoncé convenait à une musique elle-même simple. C’est autre chose quand il s’agit de poèmes très élaborés : il y a comme une « fausseté » dans ce désir de fusion qui règle la question du poème en quelques minutes musicales. Ce qui me gêne, c’est que la musique ne suive pas le temps du poème.

On peut imaginer une musique qui adopterait le déroulement, le rythme de la langue écrite, un peu comme dans Pelléas et Mélisande, ou même dans les Oratorios de Schütz. Un musicien pourrait inventer une trame propre avec de temps en temps du chant. Mais mettre une musique « fermée » sur un texte aussi réglé que l’est un poème, non. D’une certaine façon, il y a un musicien de trop.

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