De la plume à la baguette (et vice versa)

étincelle

Le distinguo entre le créateur musical et l’interprète est non seulement propre à la musique occidentale de tradition écrite, mais surtout une invention relativement moderne : ce n’est que depuis quelques décennies à peine que les instrumentistes – et à plus forte raison les chefs d’orchestre – ne sont plus systématiquement formés à l’écriture, du moins à ses rudiments, ou à l’improvisation. Quant aux compositeurs, rares sont ceux, dans l’histoire de la musique occidentale, qui ne sont pas en première ligne, non seulement dans la création de leurs œuvres – on se souvient de Beethoven insistant pour diriger lui-même ses symphonies malgré sa surdité -, mais aussi plus généralement à la tête d’orchestres, ensembles ou institutions musicales (de Bach, Cantor de Saint-Thomas de Leipzig, à Mahler, chef de l’opéra de Vienne, en passant par Vivaldi, Mendelssohn ou Liszt, pour ne citer qu’eux). Jusqu’au début du XIXe siècle, la composition est au reste le plus souvent subordonnée à la fonction (écrire pour le prince, pour la cour, pour les offices, pour ses élèves). C’est l’arrivée des romantiques, et l’émancipation progressive de l’artiste, qui bouleversent peu à peu le paradigme.

© Jean Radel

Ainsi, insensiblement, les compositeurs se sont en grande majorité éloignés du pupitre, et même de l’interprétation – si bien que des personnalités comme Heinz Holliger, à la fois hautboïste virtuose, chef exceptionnel, et génial compositeur, demeurent l’exception (alors qu’elles étaient légion à l’époque baroque ou classique). Aujourd’hui, rares sont les compositeurs qui dirigent – ou alors ils se contentent modestement de diriger leurs musiques. Les raisons de cet abandon du pupitre sont confuses et sans doute multiples : on peut les chercher du côté de la spécialisation extrême que nécessite la virtuosité instrumentale, des études théoriques toujours plus approfondies qui mènent à la composition, de la compartimentalisation de fait des formations. Une autre explication résiderait (tout simplement, serait-on tenté de dire), dans la concurrence toujours plus féroce qui règne dans chacun des domaines, rendant quasi impossible une double, voire triple, carrière. À cela s’ajoutent les contraintes d’un emploi du temps incompressible : comment, en effet, concilier les exigences de travail et de voyage qu’implique une carrière de chef ou de concertiste et celles de l’écriture, qui s’inscrivent dans une temporalité bien différente et bien plus vaste – rappelons-nous Mahler, qui composait au cours de ses congés ? Aujourd’hui encore, un musicien comme George Benjamin dit se cacher pour écrire : « J’aime voyager, diriger, et enseigner avec passion, mais j’arrête presque tout pour écrire. Je me fais ermite. L’œuvre musicale est un testament, une réflexion personnelle qui se livre, et il faut avoir le temps et l’espace de s’y perdre, entièrement. »

Pourtant, les exemples ne manquent pas, même depuis la fin du second conflit mondial, de musiciens menant de front une vie de compositeur et une vie de chef : outre Holliger déjà mentionné, citons dans l’avant-garde Bruno Maderna ou Pierre Boulez. Ce dernier est même parfois plus connu, à l’international du moins, pour sa baguette (qu’il n’utilise d’ailleurs pas) que pour son œuvre, et a remporté pas moins de vingt-six Grammy Awards pour ses divers enregistrements. On rétorquera sans doute que Pierre Boulez écrit minutieusement, lentement – en témoigne la quantité relativement faible de sa production (en moyenne un opus par an) – et que la direction a longtemps représenté la part prépondérante de sa double casquette. Certes. Mais, dans le sillage d’un Boulez, on trouve des personnalités comme Peter Eötvös. Lequel Eötvös, en prenant la tête de l’Ensemble intercontemporain en 1979, a retenu de son aîné la manière d’être une entité une et indivisible – celle du compositeur-chef d’orchestre -, tout en produisant un catalogue pléthorique.

Après avoir été longtemps dirigé par des chefs (non compositeurs), l’Ensemble intercontemporain est au reste revenu aux sources depuis la saison 2012-2013, avec l’arrivée de Matthias Pintscher. Pour ce dernier, composition et direction sont des activités complémentaires, sa sensibilité de compositeur lui ouvrant une compréhension « de l’intérieur » de la partition : « Ma réflexion de chef d’orchestre s’enrichit de mon propre processus d’écriture, et vice versa, constate-t-il. Mon double statut de chef et de compositeur a certainement joué dans ma nomination : l’Ensemble cherchait à retrouver le regard d’un compositeur sur la programmation de l’institution. Et si je n’ai pas l’intention de faire jouer constamment mes œuvres, l’écriture d’un programme représente à mes yeux un geste de création, une autre manière de composer, pour étendre les territoires de nos perceptions. J’aspire ainsi à partager avec le public ma fascination pour les réseaux étroits qui se tissent dans l’histoire de la musique, dégager les similitudes aussi bien que les antagonismes. J’aimerais par exemple programmer un jour Hans Werner Henze et Helmut Lachenmann au sein d’un même concert – ces deux figures qui se sont si âprement combattus pendant toutes leurs vies, et qui – je l’affirme ici au risque de déclencher un scandale – ont tant en commun ! »

Pour George Benjamin, l’essentiel pour le compositeur est de garder le contact avec les instrumentistes, la confrontation avec la réalité sonore de l’écriture et, plus généralement, avec la musique jouée en concert – toutes choses auxquelles le métier de chef donne un accès privilégié. Inutile pour cela d’être chef, d’ailleurs : « il n’y a pas de règle, dit-il. Prenez György Ligeti, sans doute l’un des trois ou quatre plus grands compositeurs de l’après-guerre : il ne dirigeait pas, et n’était même pas très doué pour l’interprétation. Pour certains compositeurs, diriger est aussi une manière de faire partie du monde musical : car c’est là qu’il y a friction, entre écrire et continuer à prendre part au monde musical. »

Dans la jeune génération, la question n’est toutefois pas toujours celle-là, mais bien la nécessité pour les compositeurs de faire jouer leurs musiques et celles des artistes de leurs proches univers – les ensembles et institutions spécialisés n’ayant pas la possibilité de jouer tous les compositeurs. S’ils laissent bien souvent la baguette à d’autres, ils se frottent là à un autre type de direction : la direction artistique. On voit ainsi se former, sur le modèle de L’Itinéraire ou de Court-circuit dans les années 1970 et 1980, des nouveaux ensembles, autour de quelques personnalités fortes : citons Cairn autour de Jérôme Combier, Multilatérale autour de Yann Robin, Links autour des frères Durupt. D’autres, comme Pierre Jodlowski ou Bertrand Dubedout fondent une véritable structure de production et de recherche (éOle, à Blagnac).

Le tout, comme le résume fort bien George Benjamin, est de trouver un équilibre. Une chose est sûre, cependant : l’image d’Épinal du compositeur plongé dans l’abstraction solitaire est de moins en moins vraie – si elle l’a jamais été !