Relevé (provisoire) des transgressions de ManiFeste

tribune

Transgresser, écrivait Frank Madlener dans son éditorial, c’est affirmer simultanément la limite et son effraction, la finitude et l’excès, la loi et le désir. Alors que ManiFeste touche à sa dernière semaine, la tentation est grande de jeter un regard rétrospectif sur tous les moments d’inconfort et d’excès que le festival n’a pas manqué d’offrir, en plus de ses belles réussites musicales.

Voici donc un relevé (provisoire) de transgressions vues et entendues au cours de cette édition riche en surprises.

La transgression la plus évidente d’abord :

ManiFeste a donné à entendre, notamment dans sa première semaine, de nombreuses soirées où la musique brillait par sa relative absence. Qu’il s’agisse de Stanislas Nordey « performant » Joyeux animaux de la misère de Guyotat ou de l’installation de David Christoffel autour de la voix de Foucault, la musique formait la part congrue d’une soirée censée appartenir à un festival de création musicale.

Dans Un temps bis, Aperghis apporte pourtant la plus stimulante réponse à cette nouvelle manière d’écouter de la musique, puisque le compositeur se veut ici ni metteur en scène ni interprète mais concepteur d’un spectacle qui mêle extraits de musiques (dont la sienne) à des textes de Beckett. Grâce à l’engagement de deux interprètes inspirées, l’altiste Geneviève Strosser et la comédienne Valérie Dréville, théâtre et littérature s’hybrident pour former un espace poreux profondément musical.

Un exemple de transgression ratée :

La mise en musique de L’Aurore de Murnau par Helmut Oehring. Bien sûr, le compositeur allemand « s’attaque » à un chef d’œuvre du cinéma muet pour en faire un long cauchemar obsessionnel. Mais quelle subversion y-a-t-il à défigurer un film bouleversant de 1927 pour en outre, s’en attribuer le génie, en dépit de son travail bâclé sur la bande son ? Jamais, à notre sens, Oehring, n’aura trouvé la bonne distance par rapport à des images riches d’une vie silencieuse.

La transgression des publics :

Il était clair que le public venu pour la performance Fundamental Forces de Robert Henke n’était pas le public traditionnel des concerts de l’Ircam. Nul doute que ce somptueux spectacle électro et vidéos 3D (n’oublions pas non plus la Journée Portes Ouvertes du 14 juin) ait essaimé auprès d’un public passionné de musiques expérimentales pour qui la musique dite contemporaine reste encore un mot réservé aux savants.

ManiFeste-2014

ManiFeste-2014

Un exemple de transgression de « propriété » artistique :

Dans Quid sit musicus ?, Philippe Leroux cite in entenso plusieurs chansons de Guillaume de Machaut, sans que l’adjonction d’un matériel vieux de six siècles ne rompe le processus de l’œuvre. Le résultat, ludique et réellement subversif, propose une somptueuse réflexion sur la création musicale par-delà les siècles.

Les transgressions de Raphaël Cendo :

Autre arpenteur d’inouï, Raphaël Cendo déverse dans Foris pour violoncelle et électronique un incroyable charivari sonore digne d’une attraction de parc de loisirs. Toutefois, en proposant un discours musical constamment imprévisible et ambigü, le compositeur français réussit à subvertir nos codes d’écoutes et nos instincts immédiats. Preuve de la complexité de l’expérience, un spectateur aperçu dans la salle se bouchait les oreilles durant la dizaine de minutes de l’œuvre, avant d’applaudir à tout rompre des deux mains au moment des saluts. Encore une fois, instrument, électronique, public et partition formaient une hydre à plusieurs têtes quasiment indissociables.

In fine, la transgression de la figure du compositeur :

Post-scriptum du spectacle Quid sit musicus ? de Leroux, la création d’Out at S.E.A offrait hier le rare produit d’un travail collaboratif initié en 2013 par le compositeur et chef d’orchestre Peter Eötvös. D’aucuns se souviennent sans doute du singulier Aiglon d’Honegger/Ibert, ou des grands opéras collectifs de l’époque baroque.

C’est peut-être ce qui frappe le plus pour cette édition 2014 de ManiFeste. Agrandissement du champ d’action au-delà du strict domaine sonore du compositeur (cf. Un temps bis), prédilection pour les compositeurs/chefs d’orchestre/interprètes (Eötvös, Benjamin…), recyclages d’œuvres anciennes et fantasmes d’œuvre collective , ateliers tous azimuts pour placer le compositeur aux prises avec les autres arts de la scène, ManiFeste aura tenté avec une violence exceptionnelle de redéfinir la figure romantique du compositeur à l’heure des réseaux numériques.

Michel Foucault, l’une des vedettes de l’édition 2014, évoquait le changement radical d’épistémè, qu’opérait notre époque par rapport à la manière de voir le monde léguée par la révolution industrielle. Plus que jamais, le festival ManiFeste se sera montré fidèle à l’esprit de révolte du philosophe français, afin de cerner au plus près les métamorphoses du bel aujourd’hui.