Comme nous l’évoquions dans notre précédente tribune (d’ailleurs, n’hésitez pas à nous envoyer les vôtres !), ce début de ManiFeste privilégiait surtout les propositions interdisciplinaire entre la musique et les arts de la scène ou de l’image. Ce concert choral à la Cité de la Musique du SWR Vokalenensemble Stuttgart et de l’Ensemble musikFabrik allait-il nous ramener vers des territoires plus familiers à la musique contemporaine ?
Avec ces deux pupitres de seize chanteurs, répartis en deux rangées chacun des deux côtés du chef d’orchestre, la disposition de Lux Aeterna de Ligeti possède pourtant une dimension infiniment théâtrale. Le SWR Vokalenensemble Stuttgart rend magnifiquement justice à une pièce a cappella qu’on a trop souvent associée au 2001, L’Odyssée de l’espace de Kubrick pour oublier de dire ce qu’elle est : un chef d’œuvre vocal de la seconde moitié du vingtième siècle. En de très lents processus, Ligeti traite la voix à la manière d’un instrument d’une immense tessiture, des voix les plus graves des hommes aux plus aiguës des femmes, pour brosser un camaïeu de sonorités étrangement funèbres et consolantes. D’un impressionnant charisme, le chef Markus Creed s’approprie cette pièce relativement peu spectaculaire par de grands gestes, comme s’il désirait porter cette mystérieuse musique dans le creux de sa main.
Les membres du chœur changeaient ensuite de place pour interpréter la deuxième pièce a cappella, Porque? / Warum? d’Hans Zender, au programme. Écrites sur deux strophes du Cantique Spirituel de Jean de la Croix (1542-1591), ces deux miniatures renouent avec une écriture chorale plus rythmique que celle de Lux Aeterna avec de magnifiques incantations sonores, même si le langage de Zender porte davantage que Ligeti la trace du langage musical très contrasté des années 1960 et 1970 en dépit de la date récente (2012) de la pièce. Porque? / Warum? permet cependant de se gorger de la pureté d’intonation et de l’époustouflante maîtrise des couleurs vocales du SWR Vokalenensemble.
Le point d’orgue de la soirée était néanmoins la création française du Registre des lumières de Raphaël Cendo, une pièce de très grande ampleur de l’enfant turbulent de la scène contemporaine française. La lecture de la note d’intention fait craindre le pire en évoquant un voyage « depuis le début de l’univers » jusqu’au temps de notre civilisation. Si ce programme ambitieux effraie par son sérieux, il n’en sera rien, à l’écoute de la pièce, car à défaut de créer une dramaturgie réelle, cette odyssée temporelle permet à Cendo de quitter l’univers gothique et punk auquel des pièces comme Décombres ou Introduction aux ténèbres l’ont trop longtemps réduit.
Les premiers effets électroniques possèdent un effet immersif terrassant, augurant du meilleur pour les quarante cinq minutes que durent l’œuvre. C’est d’ailleurs ce qui impressionne le plus dans ce Registre des lumières. Qu’il s’agisse du chœur et des musiciens de l’Ensemble musikFabrik amplifiés, le compositeur, placé à la console sonore, équilibre avec une maestria singulière les forces en présence. Du fait de l’amplification, Registre des lumières ne s’apparente ainsi pas à une œuvre pour chœur, ensemble et électronique mais plutôt à une monstre à trois têtes sans que l’une ou l’autre des trois parties ne prennent le dessus, dessinant un univers sonore où l’auditeur perd tout sentiment de familiarité. Excellent démiurge, Cendo retarde dans toute la première partie les jubilatoires explosions de sons saturés qui ont fait sa gloire pour explorer des chemins de traverse, certes pas encore toujours inspirés. Et lorsque les déchaînements espérés éclatent, l’effet est littéralement incendiaire et témoigne d’une virtuosité étourdissante. L’écoute d’une œuvre de Cendo revêtant un caractère visuel, on se délecte d’observer chaque musicien de l’ensemble (notamment un violoncelliste dont les doigts évoluent comme des araignées sur ses cordes) aux prises avec la formidable science des effets sonores du compositeur français. En dépit d’un horizon narratif qui reste impénétrable (en tout cas en première écoute), Registre des lumières s’affirme in fine comme un somptueux spectacle à la manière de l’impressionnante installation vidéo-électro de Robert Henke et Tarik Barri, Fundamental Forces, vue en début de festival, à la différence près que Cendo crée des images à l’aide de sa seule musique !