Il est des concerts où la lecture du programme peut annoncer le pire comme le meilleur. Trop de pièces au programme, et c’est l’assurance d’ennuyer copieusement l’ami(e) qui a gentiment accepté de vous accompagner au concert. Trop de compositeurs aux esthétiques similaires, et c’est la certitude de dégoûter à jamais ce même ami de la musique dite contemporaine. Or le miracle de ce concert a été non seulement de proposer sept œuvres aux esthétiques très différentes mais d’offrir également un programme qu’on aurait envie de partager avec tous les curieux qui rêvent de découvrir un jour la musique d’aujourd’hui dans ce qu’elle a de meilleur.
Sept pièces au programme donc, comme l’ordonnancement d’un dîner dans un grand restaurant étoilé, avec un déluge de saveurs tour à tour délicates ou corsées.
Premières notes et premier choc : Aroura pour onze cordes de Xenakis commence par un gigantesque glissandi fidèle à la manière furieuse du compositeur grec. Relativement modeste dans son propos, cette pièce d’une dizaine de minutes éblouit par sa texture sonore incandescente et ses accélérations marbrées formidablement rendues par l’Ensemble de cordes du Conservatoire national supérieur de Paris dirigé par son directeur Bruno Mantovani.
Seconde pièce au programme et le concert conserve son intensité avec une deuxième pièce de Xenakis. Ecrit pour le concours Rostropovitch, Kottos (de 1977) allie en effet clarté formelle et efficacité émotionnelle. Cette pièce ressemblerait d’ailleurs volontiers à une Suite de Bach, qui aurait vécu dans les Balkans et se serait gorgé de raki ou d’ouzo pour créer des épisodes saturés d’une folle virtuosité. Maître d’œuvre de la pièce, le violoncelliste Arne Deforce se déjoue de tous les redoutables jeux en doubles, triples voire quadruples cordes imposées à son archet, notamment dans un mouvement central obsessionnel d’une redoutable difficulté, avec une sérénité rayonnante. Deforce tranquille en somme.
Viennent ensuite les deux plats de résistance de la soirée, aux « goûts » diamétralement opposés. D’un côté, Foris de Raphaël Cendo. Un coup de tonnerre que le langage familier actuel désignerait par le terme trivial de « claque ». De l’autre, Viola Viola de George Benjamin à la « sauce » beaucoup moins épicée mais dont le raffinement ne dissimule pas une similaire explosion de couleurs.
Foris de Cendo ne se pose pas en effet la question du « bon goût » ou de la demi-mesure. L’hallucinante partie électronique (réalisée par Max Bruckhert) agence des forces contraires d’une force tellurique exponentielle, alors même que la partie instrumentale triture son instrument solo (toujours le grand Arne Deforce) avec une malice transgressive. Peu de clins d’œil au passé si ce n’est à la musique concrète instrumentale d’Helmut Lachenmann pour créer un grand violoncelle moderne et mondialisé, qui accumule une densité d’informations sonores telle que l’auditeur est partagé entre plaisir enfantin et vertige angoissé devant la sauvagerie des sonorités déchainées. Le tout crée un des plus forts ébranlements psychiques et musicaux qu’il nous ait été donné d’entendre depuis longtemps.
Après une telle commotion sonore, peu auraient donné cher de la peau de la pièce suivante. Or, là où Cendo pouvait tuer le concert, George Benjamin le magnifie encore : Viola Viola imagine un puissant duo lyrique où deux altistes (Thien-Bao Pham-Vu et Vladimir Percevic) s’ignorent, se disputent puis apprennent à communiquer l’un avec l’autre à la manière d’une courte scène d’opéra. On y retrouve tout le talent du compositeur anglais à créer plusieurs couches de musiques simultanées à la manière d’un palimpseste et à dessiner un paysage musical d’une vaste étendue musicale avec des jeux d’espace extrêmement construits. Ici encore, le geste musical prime, les instruments apparaissant comme le prolongement fidèle du corps des musiciens.
Passons plus rapidement sur les trois dernières œuvres au programme, Figura IV de Matthias Pintscher d’une belle écriture pointilliste, Embellie de Xenakis, peut-être la seule déception de la soirée et l’émouvant Upon Silence de George Benjamin qui agit comme le dessert d’un repas pantagruélique pour revenir sur l’impression du concert dans son entier. Répétons-le encore une fois : le concert d’Arne Deforce et de l’ensemble à cordes du Conservatoire de Paris avait de quoi nourrir les appétits musicaux des plus divers. On en sortait avec l’envie de claironner aux passants qui rôdaient aux alentours du CentQuatre que non, la musique contemporaine n’est pas seulement cérébrale, abstraite et intellectuelle comme on l’affuble parfois ; elle est aussi tout ce qu’on ne dit pas assez sur elle : à la fois intense et délicate, immersive et théâtrale, poétique et sexy. Un grand bravo à Arne Deforce et aux musiciens du Conservatoire de Paris !